Un hommage au théâtre et à la vie

SINGULIS « Molière-matériau(x) » Conception et interprétation Pierre Louis-Calixte Du 6 au 24 avril 2022, Studio-Théâtre

Molière-matériau(x), c’est un monologue adressé à Molière, à l’homme derrière la statue, à l’enfant aussi qu’il a été avant de s’inventer Molière. Un monologue aiguillonné par le désir d’un dialogue avec lui, d’une rencontre comme seul le théâtre peut en créer, impalpable et persistante. Quelque chose de sa personne privée que j’aimerais cerner, qui se devine dans ses pièces, comme voilé, entre les lignes, et qui me permettrait d’accéder à celui qu’il était derrière son masque de comédie, à celui qu’il était une fois le rideau tombé.

Un rêve donc, une utopie, toujours devant, toujours fuyante, vers laquelle je marche.

Observant qu’aucun portrait peint de Molière ne ressemblait à un autre portrait peint de Molière, j’ai essayé d’en faire un qui ressemble le plus à l’image que je me fais de lui. Je ne suis pas peintre, je suis comédien. J’ai donc utilisé les moyens qui sont les miens. Ceux que j’emploie lorsque, en tant qu’interprète, je pars à la rencontre d’un personnage de théâtre, moins pour le devenir que pour en donner un témoignage, à mi-chemin entre la perception que j’ai de lui et celle que j’ai de moi. Avec là encore quelque chose d’irrésolu, toujours, un mystère que chaque répétition, que chaque représentation tente de révéler.

Pour créer ce terrain de proximité entre nous deux, je tutoie Molière, je l’appelle Jean-Baptiste, comme on le ferait avec un aïeul bienveillant. J’ai cherché des points de correspondances entre sa vie et la mienne, des échos possibles et, petit à petit, je me suis rendu compte qu’en essayant de dessiner son portrait, je faisais mon autoportrait, dans un même mouvement, semblable à celui des affinités naissantes où dans un jeu de dévoilements réciproques, de mutuelles confidences, on se rapproche peu à peu l’un de l’autre.

Molière-matériau(x), c’est ce double portrait, donc, intime. Nos biographies se croisent, se mêlent parfois, se réinventent sans doute, comment faire autrement, quand le récit de nos propres vies est tout autant l’assemblage d’évènements objectifs que de constructions mentales, de mémoires reconstituées. Une petite légende presque, que nous écrivons de nous-même, au gré de la façon dont les choses, les évènements nous reviennent.

En remontant le fil de nos mémoires respectives, dans ces allers-retours entre sa vie et la mienne, des récits fondateurs de ma propre vie ont émergé qui nous relient l’un à l’autre. Parfois, ils sont contenus dans des objets. Une canne, celle de mon grand-père paternel, qui a connu le jour où le théâtre est entré dans ma vie : j’avais une dizaine d’années, elle m’a accompagné pendant que je jouais à Harpagon sur l’estrade de notre professeur de français. Elle sera là (la vraie !), à mes côtés. Quelques costumes seront également présents : ceux des personnages de Molière que j’ai interprétés à la Comédie-Française et qui sans doute retiennent dans leurs fibres la mémoire de ces rôles, comme celle des corps des acteurs qu’ils ont enveloppés. Celui de Cléante notamment dans Le Tartuffe, le premier que j’ai porté en entrant dans la Troupe, et qui avant moi avait accueilli le corps de Daniel Znyk, brutalement disparu. Quel étrange moment que celui de l’ajustement de son costume à mon corps dans l’atelier couture.

« Comme les choses parfois, les évènements nous arrivent, se télescopent dans nos vies. »

Des hasards parfois se sont fait jour qui ont pris sens après-coup. Ainsi cette invitation d’Éric Ruf à revisiter la mémoire de Molière et donc la mienne a étrangement coïncidé avec le moment où, en visite chez mes parents, j’assistais à l’avancée de la maladie d’Alzheimer chez mon père. Sa mémoire à lui était en train de sombrer. La rencontre de ces deux évènements a travaillé en moi, faisant naître sans doute la nécessité viscérale, urgente, d’entretenir cette mémoire – la mienne, celle de Molière –, de m’y confronter et de la saisir avec mes propres mots. Les histoires disparaissent lorsqu’on cesse de les raconter. Écrire donc, afin que dans ce geste même de l’inscrire physiquement sur du papier, de la graver presque, de la fixer ainsi, cette mémoire ne subisse pas le sort de celle de mon père – cette disparition avant l’heure.

Il y aura des anecdotes plus légères, des hasards encore : comme ce jour où en allant voir chez un particulier un canapé pour ma loge, je me suis retrouvé devant un immeuble à Auteuil sur lequel une plaque indiquait : « Ici même s’élevait une maison de campagne habitée par Molière vers 1667 ». L’occasion d’une plongée imaginaire dans ce temps-là, à Auteuil, et à Paris, dans la vie de Molière à cette époque. L’opportunité d’une rêverie autour d’un après-déjeuner entre Jean-Baptiste et quelques-uns de ses amis. Celle que je me raconte souvent quand je m’allonge dans ma loge sur ce canapé.

Dans cette évocation, je rencontre parfois d’autres auteurs. Alfred de Musset, qui revient d’une représentation d’une pièce de Molière à la Comédie-Française. Jean-Luc Lagarce, qui a mis en scène Le Malade imaginaire. Tous deux, à leur façon singulière, s’adressent aussi à lui, lui posent des questions.

Sur le plateau, en plus de la canne, en plus des costumes, il y aura des livres. De ceux conçus pour traverser le temps, qui avec leur carapace de cuir épaisse nous rapprochent de Molière, en passant par les Petits Classiques Larousse de mon enfance (parce que pour moi le théâtre à l’époque c’est ça), mais également, bien plus contemporains, les livres numériques. Des plus matériels aux plus volatiles, parce que chacun constitue autant l’histoire de notre mémoire commune que celle du spectacle, la façon dont ils l’ont nourri.

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Chacun de ces objets, de ces récits, tous ces matériau(x) qui m’accompagnent, sont comme autant de traces, de relais, de Molière à moi, des petits cailloux comme ceux des contes, de lui à nous, pour ne pas se perdre ; pour maintenir le contact ; une tentative opiniâtre de lutter, par les moyens de l’imaginaire et du théâtre, contre la disparition.

Alors oui, il est question d’éphémère dans Molière-matériau(x)… Parce que c’est à la fois ce qui fonde le cœur même de l’expérience du théâtre, le caractère irremplaçable de chaque représentation, et la trame de nos existences. Ce qui fait de chaque instant quelque chose d’inédit et de précieux.

Un hommage au théâtre et à la vie, aux flux qui sans cesse circulent de l’une à l’autre, dans un aller et retour continuel. Comment le tissu de nos vies impressionne nos représentations de fiction. Et comment l’inverse est vrai aussi. Comme parfois la rencontre d’un personnage de fiction peut réellement changer notre existence, notre façon de voir le monde, notre manière de l’habiter, d’y vivre, au même titre qu’une rencontre réelle. C’est ce qui s’est passé lorsque j’ai rencontré Louis, le narrateur de Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce, que j’ai interprété Salle Richelieu. Cette rencontre fictionnelle, intime, a été déterminante dans ma vie, et je la mets en relation avec une question de Molière : celle qu’il a écrite pour le personnage d’Argan dans sa dernière pièce Le Malade imaginaire et qu’il prononcera lui-même, à quatre reprises, avant de nous quitter :« N’y-a-t-il point quelques dangers à contrefaire le mort ? »

Quel est cet étrange parcours des mots d’un personnage au-dedans du corps des acteurs ? Qu’est-ce qu’ils y sèment ? Pour engendrer quelles secrètes métamorphoses ?

Ce sont des questions qui m’ont traversé et que je partagerai avec vous.

En m’adressant à Molière, et à travers lui à tous nos absents, réels et fictionnels, qui habitent nos pensées et nous façonnent un peu, en le questionnant, c’est à vous que je parle.

À travers cette plongée en lui, comme en moi-même, tout ce que je tente de mettre en jeu dans ce texte comme dans le travail au plateau, tout cela n’a de raison d’être que dans l’attente de votre présence.

Le rêve que j’ai, c’est que chaque soir, après la représentation, chacun et chacune se soit à la fois peint un possible portrait de Molière était laissé résonner en soi des bribes de son autoportrait.

Pierre Louis-Calixte

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Article publié le 09 mars 2022
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